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Asli Erdogan : l’amour en noir et blanc

« L’Homme coquillage », premier roman de l’écrivaine turque, paraît en français. Un livre dédié à un Malien dont elle fut follement amoureuse. Confidences.

« Je vais vous raconter l’histoire de l’homme coquillage, l’histoire d’une île tropicale, d’un amour éclos dans les marécages du crime, de la torture et de la violence, un amour aussi âpre que le terreau qui l’a vu naître. » Voilà, enfin traduit en français, le premier roman d’Asli Erdogan. Une histoire forte et rebelle, lucide et libre, ironique et sans tabous, sensuelle et universelle, un roman intense au style fluide et parfois très poétique, qui paraît à point nommé pour se souvenir que derrière le porte—drapeau et symbole de résistance au régime turc de son homonyme Erdogan, il y a une écrivaine. Une écrivaine qui vit en exil depuis six mois à Francfort, sous la menace d’un jugement sans cesse reporté.

Elle a 27 ans quand paraît Kabuk Adam (c’est si beau en turc !), publié en français sous le titre L’homme coquillage. Le roman vibre de cette intrépidité des débuts, et il éclaire bien des choses de l’œuvre et de la personnalité d’Asli Erdogan, si l’on croit la deviner derrière son héroïne, jeune physicienne brillante comme elle le fut, avant de se consacrer à la littérature. Un séminaire de physique nucléaire se tient sur l’île de Sainte—Croix, dans les îles Vierges, au cœur de l’archipel caribéen. L’héroïne et narratrice, jeune chercheuse au profil décalé dans ce petit monde de scientifiques dans lequel elle peine à s’intégrer depuis deux ans, fait partie du groupe. Vu de Turquie où elle est née, l’occasion d’un tel voyage était trop belle, et c’était aussi celle d’y retrouver son amie grecque, Maya : « La Grecque et la Turque, copines comme cochons » était devenu un duo célèbre dans tout le laboratoire ». Maya partage avec elle une sensibilité artistique, des fragilités de l’âme et une belle liberté. Dans sa profession, ça fait désordre, et la narratrice, ancienne ballerine, semble avoir laissé son corps et ses élans vitaux au vestiaire : « En dehors du travail, il fallait apprendre à s’oublier soi—même, à négliger son corps, à réprimer la plupart de ses émotions. »

Danse torride

La jeune femme fait bande à part, les yeux tournés vers le paysage et ceux qui le peuplent, dont elle connaît l’histoire tragique, la traite, la colonisation... Elle déserte bientôt les activités du groupe pour se promener sur la plage où elle fait la rencontre d’un pêcheur de coquillages, un « rasta » au physique peu engageant mais qui, d’emblée, la fascine et l’attire. Et réciproquement. « Tony arrachait un à un les lambeaux érodés de ma coquille, sans que je susse comment il y parvenait. Aujourd’hui encore, je ne l’ai toujours pas compris. » Sa relation avec Tony n’est pas seulement une histoire d’amour, mais l’occasion de se frotter à un autre monde. « Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis toujours sentie proche des exclus de la société. » Plus tard, l’héroïne trouvera dans son histoire personnelle et son enfance, des pistes pour expliquer qu’elle s’identifie à ceux qui souffrent.

Dans ce décor paradisiaque, la voilà, plongeant dans la violence de la pauvreté et des trafics de drogue, où « la blanche » est l’objet d’attraction. Difficile d’établir une relation d’égal à égal, et pourtant c’est bien ce qui se noue entre « la Turque » telle que les hommes noirs la surnomment, et « l’homme coquillage ». Tout autour du ballet hésitant entre ces deux êtres si différents, d’autres pas de danse s’entament, comme si la jeune femme s’empêchait de dire oui à celui qui lui inspire un sentiment si intense, cédant, dans une instabilité affective bouleversante, à d’autres tentations. Celle d’une danse torride, proche de l’acte sexuel, « mon corps se révoltait de tous côtés », avec un jeune caïd local de la drogue, un soir, en boîte, sous les yeux effarés des collègues du séminaire. Ou encore celle de l’ entre sa solitude et celle d’un jeune vigile américain. Ne sachant s’abandonner là où elle est attendue


« La plus grande histoire d’amour de ma vie »

Dans ce « journal » de bord caribéen, s’élabore jusqu’au plus profond de son être la métamorphose d’une jeune femme solitaire, suicidaire, par celui qui l’arrache à sa coquille : « L’homme coquillage m’avait appris le chant de la vie. » L’altérité, à travers cette relation entre Noirs et Blancs, est abordée sans détour. Lors de l’entretien qu’elle nous avait accordé à Francfort en janvier, Asli Erdogan nous avait confié que l’histoire d’amour racontée dans L’Homme coquillage était une fiction. Une fiction dédiée à Soukouna, un dédicataire de ce roman, un Malien rencontré à Istanbul dans les années 1990. « Il y avait trois Maliens dans toute la Turquie, et il a fallu que j’en connaisse un. »

C’était dans un club de reggae d’Istanbul. « Il m’a invitée à danser, et m’a dit qu’il était caribéen, mais je ne le croyais pas car j’avais été aux Caraïbes et savais qu’il ne l’était pas. Je lui ai donné mon téléphone, loin d’imaginer qu’il me rappellerait le lendemain. Ce qui a commencé ce soir—là est devenu la plus grande histoire d’amour de ma vie. Car si j’ai eu des amants noirs, je n’en suis pas pas tombée amoureuse, alors que je l’ai été de Soukouna, ce garçon auprès duquel j’ai vécu une autre vie. Le jour, j’étais physicienne, la nuit ,j’avais une autre identité, tellement il était difficile à l’époque pour une Turque d’être avec un Africain. J’ai découvert la communauté africaine à Istanbul dans ces années—là. Et en vivant en proximité avec ces immigrés africains, j’ai été témoin de leur expulsion, lors d’une rafle, vers un camp d’où certains, parmi la centaine, se sont échappés, et d’autres non. Le camp a déménagé dans une région kurde, en plein conflit avec l’armée turque. Ces Africains, avec leurs vêtements d’été, ont été pris sous les bombes en 1993, au plus fort du conflit. Et après une dispute entre les Africains et les militaires turcs, les soldats ont roulé sur une tente avec leur tank écrasant ceux qui y vivaient. J’ai écrit un article, que j’ai cherché à faire paraître partout. C’est le seul texte que j’ai écrit qui n’a jamais paru. Je n’avais pas de connexion, pas de réseau, j’écrivais mon premier roman. Quand je le proposais aux journaux, j’obtenais des réponses de ce type : Oh, comme vous êtes une femme intéressante, peut—on prendre un café ? Est—ce que les Africains sont vraiment bons au lit ? Vous imaginez les années 1990 en Turquie, le machisme. Le fait même d’être une femme blanche avec un Africain m’a mise en danger à plusieurs reprises, j’étais comme une criminelle sans crime. Alors j’ai écrit des lettres sous de faux noms pour témoigner de ce que j’avais vu, un ami physicien les a distribuées un peu partout en Europe, mais peu à peu j’ai vu que j’étais suivie par la police turque, et je suis partie au Brésil, en deux mois j’ai quitté la Turquie. Mes engagements politiques ont commencé comme ça. Parce que j’étais amoureuse d’un Africain et que j’ai découvert le racisme dans mon pays. Personne ne pouvait y croire, chacun disant que non, il n’y avait pas de racisme en Turquie, nous sommes un pays musulman. Come on boys ! Prenez un thé avec un Africain et demandez—lui, répondais—je alors. Maintenant, heureusement, les choses ont changé, il y a des couples mixtes, alors que L’Homme coquillage racontait pour la première fois en Turquie une histoire d’amour entre une Blanche et un Noir. Depuis les associations et organisations pour défendre leurs droits se sont développées, mais le racisme demeure, je l’ai constaté quand j’étais en prison, où ce sont les femmes africaines qui effectuent les tâches les plus lourdes, et subissent des peines disproportionnées par rapport à leur acte.. »


« Il est une figure—clé dans mon écriture »

Quand elle parle de Soukouna, Asli Erdogan est intarissable. « Il est une figure—clé dans mon écriture. » Il apparaît dans plusieurs textes, dont Le Bâtiment de pierre. À l’évoquer, elle retrouve comme un autre monde, raconte leurs conversations sur les rêves, et comment ils communiquèrent par ce biais. C’est « dans un rêve » qu’elle sut qu’il était mort, bien après leur relation qui n’a duré qu’une année et demie, stoppée par le brutal départ de la physicienne d’alors au Brésil : « Quand je suis rentrée en Europe, je l’ai vu dans un rêve, venir vers moi et me dire maintenant on doit se séparer, tu dois marcher seule. Et il est mort. » Comme son héroïne face à l’homme coquillage, l’écrivaine semble l’avoir porté au rang de mythe. Ainsi s’entrelacent la fiction et sa vie dans ce premier livre palpitant.

http://www.lepoint.fr/livres/asli—erdogan—l—amour—en—noir—et—blanc—15—03—2018—2202828_37.php

16.3.2018
Le Point


 

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