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”Alors ma Turquie retourne au Moyen Age”

Voilà, c’est un long texte. Un texte écrit par Aslý Erdoðan, suite à la condamnation à la prison à vie d’Ahmet Altan, de Mehmet Altan, de Nazli Ilicak et de trois autres inculpés, le 16 février.
Un texte qu’elle a fait parvenir à son ami Marco Ansaldo, du journal italien LA REPUBBLICA, et qui a été traduit en italien pour paraitre ce jour.
Avec un immense merci à Guillaume Cingal pour la traduction depuis l’italien vers le français.
——— la version italienne ici :https://www.dirittiglobali.it/2018/02/la—scrittrice—asli—erdogan—cosi—la—mia—turchia—ritorna—al—medioevo/
« J’ai vraiment peur de ce que laisse présager la condamnation à perpétuité prononcée l’autre jour contre les six journalistes turcs condamnés à Istanbul. Lors des deux dernières audiences, le juge a été très grossier et offensant, lorsqu’il s’est adressé à Ahmet Altan, l’un de nos plus grands intellectuels, qu’il a surnommé ”prisonnier”. Comme Altan se défendait, il lui a répondu : ”Je t’appelle comme je veux”. Cela est très révélateur de ce qui se passe en Turquie.
Si l’on se souvient des accusations portées contre eux, c’est—à—dire d’avoir envoyé des ”messages subliminaux” pour pousser les téléspectateurs d’une émission télévisée à participer à la ”subversion de l’ordre constitutionnel” à la veille du coup d’Etat, tout ne semble être qu’un jeu. Dans certains journaux turcs, il y a même des caricatures montrant à quel point la raison de l’accusation est aberrante. On nous demande d’imaginer qu’Ahmet Altan, l’un des trois plus grands écrivains de ce pays avec Orhan Pamuk et Murathan Mungan, a envoyé des messages subversifs à la télévision la veille du coup d’État.
Ils ont fait la même chose avec moi, et avec les autres. L’accusation qui m’a forcé à passer plus de quatre mois en prison était ridicule : c’était le fait de siéger au conseil d’administration d’un journal, Ozgür Gündem. Et cela alors que je le faisais depuis déjà cinq ans de manière tout à fait légale. Ils en ont fait un crime grave. Le premier du genre, dans l’histoire, lorsqu’il est bien connu que les administrateurs ne sont pas légalement responsables. Un jour, ils m’ont arrêtée; Ahmet Altan a parlé de mon affaire ; le lendemain, il se trouvait embarqué dans l’histoire. C’était probablement leur projet : s’emparer de deux éminents écrivains. Et croyez—moi, ce n’est pas facile d’être journaliste et écrivain en Turquie aujourd’hui. Les romanciers ne sont pas tous traduits dans une vingtaine de langues, sans tenir compte de notre importance relative à l’étranger. Sahin Alpay, également arrêté après le coup d’Etat, est un grand intellectuel. Nazli Ilicak est une femme dont je partage très peu les idées, mais elle était quand même députée et journaliste avec une histoire derrière elle. Enis Berberoglu, ancien chroniqueur puis numéro deux du Parti républicain du peuple, est également une figure éminente. Ils jouent avec eux, ils les condamnent à la vie, et puis peut—être un ou deux ans plus tard ils les libèrent. C’est pourquoi je dis que la libération, la libération d’une personne qui a fait l’expérience de la prison, n’est rien au regard de ce qu’elle a souffert.
Sommes—nous revenus au Moyen Âge ? Un policier qui a tiré sur 4 personnes dans une ville kurde aujourd’hui est libre de se déplacer sans problème, alors qu’Altan, moi—même et beaucoup d’autres, on nous insulte et on nous met derrière les barreaux. Si j’étais un écrivain français, le feraient—ils à Paris ? Je ne pense pas. Le problème est que la littérature, ici, n’est pas du tout respectée. Et nous sommes les premiers responsables. La société turque est comme ça. Nous nous sentons inférieurs à l’Occident. Et la politique considère la littérature de cette façon : ils s’intéressent à ce qu’on appelle ”l’Ottomanie”, ils font des expositions sur les miniatures, ils veulent développer une nouvelle idéologie de l’art. Recep Tayyip Erdogan a récemment déclaré : ”L’art est le dernier cercle que nous ne contrôlons pas”. Ils distribuent l’argent à leurs artistes, à leurs écrivains, ils donnent des bourses mais ils ne créent jamais rien. Et ils ne comprennent pas un concept fondamental : que l’art a besoin de liberté.
Être emprisonné est une mesure sans précédent, kafkaïenne, la plus grande torture. Être exclu à l’intérieur, et sans savoir pourquoi, et sans savoir si vous sortirez ni quand. Comme au Moyen Age. Une torture infinie. J’ai déjà essayé. Vous ne savez pas si vous sortirez demain, dans dix ans ou jamais. Le summum de la cruauté.
Ahmet Altan, le plus connu des six condamnés, est non seulement un grand écrivain, mais aussi le meilleur chroniqueur des deux décennies qui viennent de s’écouler. Parfois, je suis en désaccord avec ses idées, mais je le respecte beaucoup, et je suis révoltée à l’idée qu’il ait été emprisonné et reconnu coupable. C’est une pure horreur. Deniz Yucel, le correspondant de Die Welt, libéré après un an de prison, a dit la même phrase que j’ai dite lors de ma libération: ”Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai été arrêté.” Et je ne sais toujours pas pourquoi j’ai été libérée. Peut—être qu’on ressent tous le même sentiment. Mais pourquoi montrent—ils la générosité de libérer certains, alors que pour d’autres ils ne le font pas? Ils font preuve de générosité, et la fois d’après ils vous condamnent. Ainsi, la liberté n’est plus, car elle peut changer à tout moment. Ils vous relâchent, et quelques heures plus tard — pendant que vous jouissez de la liberté — un autre tribunal vous arrête à nouveau. Combien de fois cela s’est—il déjà produit?
Pour Deniz Yucel, il y a toujours eu des négociations à huis clos entre l’Allemagne et la Turquie. La diplomatie s’affaire en permanence à faire libérer tel ou tel autre, et parfois ça marche. Ce n’est peut—être pas très éthique, mais c’est normal : a—t—on trouvé mieux? Moi aussi, je le ferais. Mais ceux qui sont revenus de cette façon se demandent alors : dois—je regretter de ne pas m’être engagé, qu’ont—ils fait pour me faire sortir ? Et c’est un sentiment horrible. Cette torture contre nous est si grande que c’est comme si nous étions au Moyen Âge. Voyez—vous Esmeralda, la protagoniste de Notre—Dame de Paris ? Je me sens comme elle : accusée d’avoir tué un homme alors que le meurtrier est quelqu’un d’autre. Eh bien, moi, Ahmet, Nazli et d’autres, il ne nous a pas été rendu justice autant qu’à Esmeralda. Et puis, Nazli, comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas du tout d’accord avec ses positions, mais enfin, c’est une femme de 73 ans, et maintenant elle risque de finir sa vie en prison. Même si vous avez tué, on ne vous condamne pas à ça. Comment comparer ces condamnations avec le cas de ce policier, libre, qui a tiré sur des Kurdes ? Ce que la Turquie dit aujourd’hui, c’est qu’il existe un droit de tuer qui prime sur le droit de critiquer dont devrait bénéficier un écrivain ou un journaliste.
Cette Turquie doit finir par rendre des comptes devant la justice internationale. La Cour Européenne des droits de l’homme doit intervenir. Et il faut dire ce qui se passe en Turquie. Parce que ces procès sont tout à fait illégaux. »

https://www.facebook.com/notes/free—asl%C4%B1—erdo%C4%9Fan/asl%C4%B1—erdo%C4%9Fan—alors—ma—turquie—retourne—au—moyen—age/453046311780577/

19.2.2018
Free Aslý Erdogan


 

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