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L’homme coquillage

Ce n’est pas racler les fonds de tiroirs que de sortir ce premier roman d’Asli Erdogan de l’oubli. C’est lui offrir une juste lumière, mesurer sa clairvoyance, honorer sa ténacité, saluer son exigence, comme lorsque la communauté internationale se mobilisa pour obtenir la libération de son auteure, victime en août 2016 de la vague de purges impitoyables qui vise encore aujourd’hui tout opposant au régime turc (1) .

La sensibilité exacerbée, la détermination visionnaire, l’esprit de résistance : tout ce qui fera la valeur inestimable d’Asli Erdogan est déjà contenu dans ce récit d’apprentissage autobiographique, implanté au fin fond des Caraïbes. Dans les années 1990, la jeune scientifique désargentée qu’elle était vit comme une aubaine la possibilité de participer à un séminaire de physique des hautes énergies, au milieu des îles Vierges américaines. Elle n’avait pas prévu que l’université d’été ressemblerait à une geôle dorée, avec interdiction de profiter de la plage, et obligation de rester huit heures par jour entre quatre murs à bûcher sur des problèmes de particules élémentaires, sous la houlette d’un professeur misogyne et dictatorial. Le thème de l’enfermement, qu’Asli Erdogan déroulera dans toute son œuvre avec un entêtement prémonitoire qui finira par la mener en prison, est ici traité par l’insolence, légère et juvénile. Mais la rage couve déjà, tout comme l’insoumission.

On ne peut pas cacher la vérité honteuse à Asli Erdogan, même dans un décor exotique et ensorcelant. La jeune femme pose donc les yeux sur un homme qui faisait fuir tous les regards, un marchand de coquillages en guenilles, un exclu défiguré par des balafres sanguinolentes. Cette attirance annonce sa fibre humaniste, qui la conduira à défendre tous les opprimés du monde dans ses articles engagés. Asli Erdogan a l’art de découper des scènes au scalpel, de les arracher du présent magnétique, pour les jauger ensuite avec un recul éclairé, et recevoir leur enseignement inépuisable. Cela s’appelle l’acuité au monde.

(1) Lire l’entretien avec Asli Erdogan dans notre précédent numéro.

| Kabuk Adam, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, éd. Actes Sud, 208 p., 19,90 €.

Marine Landrot

http://www.telerama.fr/livres/lhomme—coquillage,n5514904.php

6.3.2018


 

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